L’industrie du numérique et l’économie des startups ont inspiré plusieurs politiques gouvernementales et plan de réforme des institutions au cours des dix dernières années dans les grands pays industriels. Des causes proprement technologiques ont également trouvé un écho grandissant au sein de la société civile, à travers les mouvements de défenses de l’open source, des civic techs ou encore du mouvement ethics by design. Les acteurs dominants et les outils du numérique ont dans le même temps fait l’objet de critiques de plus en plus sévères et répandues. On leur a reproché de mettre à mal le droit de la propriété intellectuelle, le droit du travail, le principe de l’impôt, les fondements de la démocratie par le biais du lobbying et des campagnes de ciblages, d’œuvrer à une surveillance de masse (Lyon, 1994 ; Zuboff, 2019), de favoriser la désinformation du public, d’outiller la propagation des discours de haine, ou encore de représenter un coût pour l’environnement inversement proportionnel aux promesses d’une économie dématérialisée (Flipo, Dobré et Michot, 2013). Ces mises en cause ont été portées par des acteurs sociaux divers : lanceurs d’alerte, militants des libertés numériques, syndicats, travailleurs des plateformes, dirigeants politiques, universitaires, artistes, etc. Une partie de ces critiques, portées initialement par des mouvements sociaux externes à l’industrie du numérique ont été reprises en son cœur comme en témoigne les Google walkouts, mouvement de protestation ayant rassemblé plusieurs milliers de salariés de Google pour revendiquer des engagements de la direction au profit de l’égalité salariale, d’une politique de lutte contre le harcèlement sexuel et des mesures en faveur de la diversité au sein de l’entreprise.
Ces protestations traduisent deux grandes évolutions conjointes, en matière d’économie politique et de critique sociale. La contestation croissante des entreprises de la Silicon Valley constitue l’envers de la position dominante de ces entreprises au sein du capitalisme mondial. Là où l’image des pionniers du domaine est restée longtemps positives (Turner, 2006 ; Flichy, 2001), elles suscitent une hostilité croissante. Selon le Pew Research Center, la proportion d’Américains estimant que les entreprises technologiques ont un impact positif sur la société est passée de 71 % en 2015 à 50 % en 2019 (Doherty, Kiley, 2019). Conjointement, le numérique est devenu un objet préférentiel pour des auteurs réactivant des approches critiques, relatives aux thématiques du travail (Fuchs, 2014 ; Casilli, 2019 ; Staab, 2019), de l’attention (Citton, 2017), des inégalités de genre et de race (Benjamin, 2019).
Si le rôle du numérique dans cette reconfiguration des discours oppositionnels et des luttes sociales est devenu prégnant, il reste difficile d’en dégager les principes organisateurs au sein de l’espace public du point de vue d’une sociologie de la critique. En effet, les distinctions entre le public et le privé (Hirschman, 2013), la critique interne et la critique externe, particulière et universelle (Boltanski, 1984), sociale et artiste (Boltanski et Chiapello, 1999), ordinaire et la métacritique (Boltanski, 2010), semblent aujourd’hui marquées par des logiques d’interpénétration, alimentées par la dynamique même de démocratisation des outils numériques (Boullier, 2018). Le développement du numérique a ainsi contribué à l’essor de la critique, tout en brouillant les repères traditionnels de cette dernière.
Ce dossier propose donc de prolonger une sociologie pragmatique des critiques numériques à la lumière de ces effets de recomposition. Il vise moins à agréger de nouvelles perspectives critiques sur le numérique qu’à mieux appréhender ce que le numérique fait à la critique et réciproquement. Les contributions pourront notamment s’intéresser à la manière : a) dont la critique d’entités numériques conduit à solidariser les protestations hors ligne et en ligne ; b) dont le développement des outils numériques mène à internaliser au sein de l’industrie qui les produit des contestations historiquement externes à cette dernière ; c) à la manière dont les outils numériques ont conféré à des régimes d’intérêt particuliers une représentativité universelle ; d) aux façons dont ils ont renouvelé certains motifs et certaines thématiques traditionnels de la critique ; e) ou encore dont ils ont favorisé les rapprochements entre espaces, acteurs, formes ou contenus des critiques ordinaires et des théories critiques.
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