La notion de “formule”, initialement déployée par des linguistes (Faye, 1972 ; Ebel & Fiala, 1983), peut être définie comme « un ensemble d’expressions qui, du fait de leurs emplois à un moment donné et dans un espace public donné, cristallisent des enjeux politiques et sociaux que ces expressions contribuent dans le même temps à construire » (Krieg-Planque, 2009). Ainsi, étudier des formules telles que « développement durable » (Krieg-Planque, 2010), « purification ethnique » (Krieg-Planque, 2003), « jeune de banlieue » (Longhi, 2012) ou « obsolescence programmée » (Botero, 2013) peut nous aider à saisir la manière dont les arènes publiques sont structurées dans et par le discours. La création de formules et leur succès de diffusion dans l’espace public (« ensauvagement », « OK boomer », « malbouffe ») sont parfois associés à leur valeur polémique au sens de Ruth Amossy (Amossy, 2014), soit un débat autour d’une question d’actualité (Julliard, 2017), d’intérêt public, constitué d’une confrontation verbale où l’énonciateur se livre en même temps à une défense de son point de vue et à « une réfutation-disqualification d’une thèse adverse » (Angenot, 1982). L’on peutd’ailleurs se demander, en reprenant la distinction entre polémiques et controverses (Charaudeau, 2017), si le succès des formules ne favoriserait pas les premières aux dépens des secondes, dans la mesure où la nomination discursive véhicule une certaine performativité (Longhi, 2015).
Ce n’est que récemment que des politistes se sont saisis de cette notion pour en montrer toute la dimension heuristique appliquée à l’analyse du politique : « grand remplacement » (Leconte, 2019) ; « remigration » et « racisme anti-blanc » (Jacquet-Vaillant, 2021) ; « fraude sociale » (Dubois & Lieutaud, 2020). Ces travaux ont bien montré l’efficacesymbolique de ces usages formulaires, tout en insistant sur les conditions pratiques « ici et maintenant » de leur mise en circulation dans l’espace public. Ils montrent aussi ce que les positions, propriétés et ressources des acteurs font aux expressions qu’ils mobilisent : la consécration de telle ou telle expression comme formule ne présuppose-t-elle pas un passage « par le centre » (Jacquet-Vaillant, 2021) ? A défaut, l’expression employée est-elle destinée à ne devenir, au mieux, que l’une de ces « petites phrases polémiques » dont l’emploi semble
l’apanage des outsiders dans le champ politique (Treille, 2018) ? Majoritairement mobilisées par les politistes pour analyser des formules venues des périphéries du champ politique (Leconte, 2019 ; Jacquet-Vaillant, 2021), la création des formules au centre et leur circulation depuis le centre de ce même champ politique gagnent également à être interrogées, ainsi qu’en témoigne, par exemple, une enquête serrée opérée sur le syntagme « fraude sociale » dans les questions parlementaires (Dubois & Lieutaud, 2020).
Si les media de masse semblent être davantage des diffuseurs que des créateurs de «formule», certains acteurs sociaux, tels que les professionnels de la politique, les intellectuels (Krieg-Planque, 2008) ou les communicants sont bien des contributeurs directs. Qui sont donc ceux qui créent et/ou diffusent les formules ? Comment s’effectue la circulation de celles-ci vers ou dans le langage courant ? La médiatisation du métier politique, la nécessité d’ajuster les discours politiques aux attentes du champ médiatique induit-elle une inflation formulaire (punch lines, éléments de langage, « petites phrases ») ? L’avènement des réseaux socio-numériques facilite-il leur succès ? Il a ainsi été montré que les propriétés circulatoires propres aux hashtags (Paveau, 2013 ; Mercier, 2018) servent à constituer des publics ad hoc sous un terme ou une formule de ralliement comme #jesuischarlie (Ratinaud, Smyrnaios, 2016). Les réflexions porteront également sur les réseaux intertextuels et les « lieux discursifs » (Krieg-Planque, 2003, 105) qui participent, en les faisant circuler, de la constitution de certaines expressions en formules, qu’il s’agisse d’éléments textuels, iconographiques, voire de biens culturels. Ces derniers peuvent tisser la toile de fond sur laquelle la carrière d’une formule va se déployer – à l’instar de ces films à succès ayant co- construit le personnage stéréotypé de la femme afro-américaine abusant des aides sociales, condensé dans la formule de la « welfare queen » (Hancock, 2004).
Attentive aux contextes et aux processus de co-production des formules, cette journée d’étude portera également sur leur réception – notamment, à travers la question de savoir pourquoi certains syntagmes ne dépassent pas le cercle étroit de leurs producteurs et usagers initiaux, tandis que d’autres deviennent un référent social, contraignant les acteurs du débat public à se positionner à leur égard. De fait, si les propriétés (concision formelle, intensité de la charge sémantique) d’une formule peuvent en renforcer le potentiel circulatoire (Charaudeau, 2005), il convient également d’analyser comment des configurations (politiques, médiatiques, géopolitiques, etc.) spécifiques peuvent contribuer à ce que certains ensembles de syntagmes « fassent formule ». Cette attention portée à la réception des formules implique également de voir en quoi, faisant l’objet d’appropriations plurielles, elles sont susceptibles d’être réinterprétées, voir retournées contre leurs producteurs, en étant alors investies d’une signification opposée à leur emploi initial (à l’instar du «droit à la différence » réapproprié par les intellectuels néo-droitiers).
Enfin, de manière plus théorique, si ces procédés discursifs spécifiques que sont les formules sont bien le produit de la collaboration active entre tous leurs utilisateurs (Freund, 1991), que font les usages formulaires au débat et à l’espace publics ? Les formules participent-elles à la formation d’un certain sens commun ou contribuent-elles, par la conflictualité dont elles sont porteuses, à une forme de fragmentation de l’espace public ? En tant que référents sociaux, les formules induisent, en effet, un effet d’objectivation, de naturalisation de « quelque chose qui existe en soi, de façon absolue, s’imposant de façon incontournable » (Charaudeau, 2005, 76) – voire, à l’instar de la formule « développement durable », un effet de « neutralisation du conflit » (Krieg-Planque, 2010), préparant ainsi leurs locuteurs et leurs destinataires à assumer telle ou telle position, parfois « peu conforme sinon contraire, à leurs principes initiaux» (Gaboriaux, 2017). A l’instar des notions de « résilience » (Tisseron, 2007), de « vulnérabilité » (Brodiez-Dolino, 2015) ou d’« Etat fragile » (Nay, 2013), devenues des catégories analytiques légitimes de l’action publique et autorisant, à ce titre, le déploiement d’un certain nombre de mots d’ordre et d’injonctions, les formules peuvent contribuer à la formation d’une forme de doxa laissant peu de place au débat. Dans cette perspective, les travaux de Victor Klemperer sur la LTI restent d’une brûlante pertinence et mériteraient d’être réinterrogés à nouveaux frais. Néanmoins, les formules comme slogans ou mots d’ordre peuvent également être employées comme de puissants vecteurs de mobilisation et de (re-)politisation. En outre, leur statut même de référent social peut induire des résistances, récusations ou entreprises de délégitimation à la hauteur de l’effet d’imposition, voire de « spirale du silence » (Noelle-Neumann, 1974) qu’elles suscitent, « l’inflation formulaire » pouvant ainsi contribuer à une forme de polarisation du débat public, voire de fragmentation de l’espace public.
Cette journée d’étude veut explorer, dans une perspective transdisciplinaire (sciences du langage, de l’information et de la communication, histoire, philosophie, sociologie, droit), les usages et les enjeux des analyses formulaires. Elle ambitionne aussi de montrer comment les différentes sous-disciplines de la science politique (sociologie politique, politiques publiques, histoire sociale des idées et théorie politique) gagnent à s’approprier cette notion pour rénover l’analyse des rapports de pouvoir, au prisme des discours, des mots, de leurs usages et de leurs circulations.
Les propositions de contribution pourront explorer les points suivants qui visent davantage à suggérer des pistes et cadrer la réflexion qu’à la limiter. Elles peuvent emprunter une approche plutôt théorique voire épistémologique, ou bien une approche empirique (exemples, études de cas, etc.).
1er axe – La carrière de la notion de « formule »
- Socio-genèse de la notion de « formule »
- Définition et propriétés de la « formule » (figement, caractère polémique, …)
- La circulation transdisciplinaire de la notion (de la linguistique à la sciencepolitique)
- Aux frontières de la « formule » : « petite phrase », slogan, mot d’ordre, mème, …
2ème axe – « Formules », producteurs, diffuseurs et récepteurs
Création, diffusion et circulation de « formules »
Comment les « formules » acquièrent-elles une légitimité sociale ?
Le rôle des nouveaux dispositifs de communication (réseaux sociaux)
3ème axe – Ce que les « formules » font au débat et à l’espace publics
« Formule », effets d’imposition et de neutralisation, « spirale du silence »
« Formule » et débat démocratique (usages polémiques, lien avec les notions decontroverse, de polémique ou d’« affaire »…)
« Formules » et espace public (vecteurs de polarisation ? de fragmentation ? demobilisation collective ?, …)
Une publication est envisagée à l’issue de cette journée d’étude
Calendrier et modalités de soumission
Les propositions doivent être envoyées pour le 15 juin 2021, à aac.formule@gmail.com
Elles devront comprendre :
- – Nom(s) et prénom(s) des auteur·e·(s)
- – Adresse électronique
- – Discipline, affiliation(s) et statut(s)
- – Titre de la communication
- – Résumé de 5000 signes maximum (espaces et bibliographie compris) précisantéventuellement l’axe dans lequel s’insère la proposition. Réponse des organisateurs : 30 juin 2021
- Envoi du texte complet de la communication : 1er novembre 2021
Comité d’organisation
– Cécile LECONTE (MCF-HDR Sciences Po Lille – CERAPS), cecile.leconte@sciencespo-lille.eu
– Sylvie STRUDEL (PR Université Panthéon-Assas Paris II–CECP / CEVIPOF), sylvie.strudel@u-paris2.fr
– Marion JACQUET-VAILLANT (Docteure science politique – CECP), marion.vaillant@u-paris2.fr
Comité scientifique
– Olivier BEAUD (PR droit, Université Paris II, Institut Michel Villey)
– Alexandre ESCUDIER (CR FNSP-CEVIPOF Paris)
– Chloé GABORIAUX (MCF HDR Science politique, Sciences Po Lyon, Triangle)
– Samuel HAYAT (CR CNRS-CEVIPOF Paris)
– Alice KRIEG-PLANQUE (MCF Université Paris-Est Créteil, CEDITEC)
– Christian LE BART (PR Science politique, IEP de Rennes – Arènes)
– Cécile LECONTE (MCF HDR Science politique, Sciences Po Lille, CERAPS)
– Julien LONGHI (PR Sciences du langage, Université Cergy-Pontoise, IUF)
– Arnaud MERCIER (PR Sciences de l’information et de la communication, UniversitéParis II – IFP, CARISM)
– Sylvie STRUDEL (PR Science politique, Université Paris II, CECP/CEVIPOF)
– Thierry VEDEL (CR CNRS-CEVIPOF Paris)